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Flèche Wallonne 1994, le Mur de la honte

Dans les années 1990, le peloton vit de nombreuses mutations, tant technologiques que physiologiques. Le matériel évolue, les entraînements deviennent plus scientifiques, la diététique se généralise. Mais la dernière décennie du 20e siècle est surtout celle d'une profonde mutation du dopage, qui passe d'une approche individuelle et "artisanale" à sa version "industrielle". Trois lettres font leur entrée dans la pharmacie de certaines équipes : l'EPO (ou érythropoïetine) pointe le bout de son nez. 
 
 
Au début de cette année 1994, rares sont ceux qui connaissent, dans le grand public du moins, le nom des coureurs de l'équipe Gewiss-Ballan, une modeste formation italienne dirigée par Emanuele Bombini. Ils s’appellent Evgeni Berzin, Ivan Gotti, Giorgio Furlan, Piotr Ugrumov, Vladislav Bobrik ou Bjarne Riis, cinquième du Tour l'année précédente. Tous sont des quasi inconnus, au palmarès alors inexistant.
 
A priori, ce sont juste des équipiers qui sont là pour encadrer le leader vieillissant de l'équipe, l'ancien Champion du Monde Moreno Argentin, qui dispute sa dernière saison. Sous les yeux ébahis des spécialistes et des médias, ils vont pourtant faire main basse sur les podiums cette saison-là.
 
Etrange moisson de victoires
 
C'est d'abord Furlan qui gagne le classement général de Tirreno-Adriatico (et 3 étapes) en surclassement avant de s'imposer à Milan-San Remo grâce à une attaque foudroyante dans le Poggio. Puis, c'est le Russe Berzin qui s'adjuge Liège-Bastogne-Liège devant Lance Armstrong, qui n'est encore qu'un coureur de classiques. Mais on n'a encore rien vu, car le sommet de la démesure va être atteint lors de la Flèche Wallonne 1994.

A l'époque, la Flèche est programmée après Liège-Bastogne-Liège et parmi les nombreux favoris, on compte outre Moreno Argentin, Gianni Bugno, Claudio Chiapucci, Michele Bartoli, les Néerlandais Eric Breukink, Gert-Jan Theunisse et Steven Rooks ou le français Gérard Rué, deuxième de la Flèche les deux années précédentes.
 
Un avion à réaction
 
La course se joue lors du deuxième passage du Mur de Huy où Berzin impose un rythme qui va littéralement faire exploser le peloton. Près de 30 ans plus tard, certain s'en souviennent encore. Le Français Laurent Madouas, aux premières loges ce jour-là, raconte: "Moi j’étais sur le 39 x 16 et lui devait être sur 53 X 17 ! J’ai cru voir décoller un avion à réaction…", se rappelle-t-il. A ce train-là, ils ne sont bientôt plus que deux à pouvoir suivre Berzin: le leader désigné de l'équipe, Moreno Argentin, et son lieutenant Giorgio Furlan. Trois maillots Gewiss à l'avant !

 

En haut du Mur, après avoir brièvement hésité, Argentin fait sonner la charge et rouler ses affidés, alors qu'il reste 70 kilomètres à parcourir. La facilité avec laquelle le trio de la Gewiss va résister au peloton, dans un premier temps, et à un groupe de favoris, ensuite, laissera des traces durables dans les mémoires et dans la pharmacopée du peloton. 

Le peloton éparpillé
 
Seuls contre tous, c'est un contre-la-montre par équipe surréaliste que disputent les trois grognards de l’armée au maillot bleu ciel. Le Russe Berzin mène grand train dans la plaine, Furlan se sacrifie dans les côtes. Dans le dernier passage du Mur de Huy, Furlan s’écarte dans les derniers mètres pour s'effacer devant son maître à courir, Moreno Argentin. Le Vénitien remporte ainsi sa troisième Flèche et rejoint Eddy Merckx au palmarès pour sa dernière participation. Le reste du peloton est éparpillé dans la nature et le groupe des favoris, réglé par Gianni Bugno, débourse près d'une minute trente.
 
Video : résumé de la Flèche Wallonne 1994

 

Les miracles du jus d'orange

Trois équipiers aux trois premières places, c'est du jamais vu depuis Paris-Bruxelles 1951, marqué par le triplé de l’équipe Mercier avec Gueguen, Gauthier et Baldassari. C'est même un scénario qui laisse pantois la presse sportive, le journal l'Equipe interrogeant dès le lendemain le médecin de l'équipe, un certain Michele Ferrari qui aura ces mots célèbres : "L'EPO n'est pas dangereuse, c'est son abus qui l'est. L'EPO est aussi dangereux que de boire dix litres de jus d'orange."

Le monde découvre le Dottore Ferrari et l'EPO ce jour-là. Mais la loi du silence va s'imposer et l'EPO va bouleverser pendant longtemps les hiérarchies sportives établies, en scellant le destin de l'ancienne génération. Eric Van Lancker, vainqueur de Liège-Bastogne-Liège six ans plus tard, raconte : "Plusieurs coureurs ont soudainement sous-performé pendant les années EPO. Etre moins performant cela signifiait un moins bon contrat. Pour certains, cela voulait même dire la fin de leur carrière."

Même les motos sont lâchées

La Gewiss remporte également cette année-là le Giro avec Berzin qui bat tranquillement Miguel Indurain, le Russe se permettant même le luxe de repousser Indurain à 2'30 lors du contre-la-montre de Follonica. En juillet, Piotr Ugrumov termine, lui, second du Tour de France, derrière Indurain. La saison se termine avec le succès de Vladislav Bobrik sur le Tour de Lombardie.

Mais le sommet de l'indécence sera sans doute atteint l'année suivante, en 1995, lors du contre-la-montre par équipe du Tour de France. L’équipe Gewiss pulvérise l’étape à la vitesse moyenne de 54,943 km/h. Les mauvaises langues diront que ce jour-là, même les motos étaient lâchées...

L'ombre de Ferrari

Après ce Mur de la honte, l'ombre de Michele Ferrari planera encore de longues années dans le sillage de coureurs sortant du néant mais qui vont soudain se mettre à truster les palmarès des plus grandes courses… Plus tard, les effets miraculeux du jus d'orange continueront d'ébahir le peloton.

Ivan Gotti, qui a bien retenu la leçon apprise chez Gewiss, remportera plus tard les Tours d’Italie 1997 et 1999. En 1995, la miraculeuse résurrection de Laurent Jalabert, devenu soudain un rouleur-grimpeur capable de titiller Indurain sur le Tour ou de remporter la Vuelta, devait sans doute beaucoup à la recette des oranges pressées de Ferrari.

Mais le meilleur reste à venir, car Ferrari va bientôt débuter sa collaboration avec un coureur américain relativement inconnu mais très amateur de smoothies à l'orange. Il s’appelle Lance Armstrong

(LB/Picture : Twitter)

Cet article, écrit par la rédaction de Tagtik est paru pour la première fois sur le site de notre client Proximus Pickx, rubrique cyclisme.

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